Nous pourrions être tentés de penser au premier abord que si l’Eglise demande à certaines personnes de ne pas accéder à l’Eucharistie, c’est en raison de leur indignité ou de leur impureté qui les empêcheraient de s’approcher et de toucher le Christ. Or précisément, le Christ vient briser cette logique.
Le Christ à la rencontre du pécheur
Au début de l’Evangile en effet, Jésus touche un lépreux (cf. Mt 8, 1-4). Par-là, Jésus montre qu’il n’est pas nécessaire d’être pur pour s’approcher du Christ et de le toucher, mais qu’au contraire il faut s’approcher de lui alors même que nous sommes encore dans notre impureté. Souvent nous raisonnons en sens inverse.
Nous
cherchons au préalable à nous purifier, et nous pensons que lorsque nous serons
suffisamment purs nous pourrons alors nous approcher du Christ. En réalité dans
cette perspective nous essayons de nous sauver nous-mêmes, et nous ne laissons plus
le Christ nous sauver, c’est-à-dire nous rejoindre dans notre péché même.
Cette quête
d’une purification préalable avant d’aller au Christ est tenace. Lorsqu’un
pharisien voit une femme pécheresse toucher les pieds de Jésus et les essuyer avec
ses cheveux, il est spontanément scandalisé : « Si cet homme était prophète, il
saurait qui est cette femme qui le touche et ce qu’elle est : une pécheresse !
» (Lc 7, 39). Or, c’est précisément cette attitude audacieuse qui a permis à
cette femme d’accéder à son salut : « A cause de cela, je te le dis, ses péchés,
ses nombreux péchés, lui sont remis » (Lc 7, 47).
Seul ce
retour radical à l’Evangile et à notre salut dans le Christ peut nous éclairer
sur le sacrement de l’Eucharistie, et sur la manière dont nous devons le
recevoir. Par sa Passion, le Christ est descendu avec le pécheur dans la mort
afin de pouvoir le toucher jusque dans sa déchéance. Et l’Eucharistie est précisément
le mémorial de la Passion du Seigneur. Il est donc destiné au pécheur.
L’eucharistie
pour la rémission des péchés
Saint Thomas
d’Aquin – qui est un des plus grands théologiens de l’Eucharistie – s’est
précisément posé la question : L’Eucharistie peut-elle purifier et remettre les
péchés ? Dans cette question, saint Thomas a en vue les péchés dits « mortels
», c’est-à-dire ceux par lesquels nous sommes coupés de Dieu.
Il commence
par répondre que le sacrement de l’Eucharistie pris en lui-même « peut remettre
n’importe quel péché à partir de la passion du Christ qui est la source et la
cause de la rémission des péchés » (Somme théologique, III, q. 79, a.3). De
fait, sous les espèces du pain et du vin, c’est Jésus lui-même qui a souffert
la passion qui est présent. L’Eucharistie est bien le sacrement de la mort et
de la Résurrection du Christ qui vient chercher l’homme dans son péché même :
« Ceci est
mon sang, le sang de l’alliance qui va être répandu pour une multitude en
rémission des péchés » (Mt 26, 28).
L’Eucharistie
a été réalisée pour les pécheurs. Le prêtre ne dit-il pas juste avant la
communion : « Heureux les invités au repas du Seigneur. Voici l’agneau de Dieu
qui enlève le péché du monde » ? Lors de la messe, nous sommes des « pécheurs
invités ». Et en réalité lorsque nous communions, ce n’est pas nous qui nous
approchons du Christ, mais c’est bien plutôt lui qui se rend présent, qui nous
recherche et nous attire à lui par-delà nos péchés.
Ainsi que
l’affirme saint Ambroise de Milan : « Chaque fois que nous le recevons
[l’Eucharistie], nous annonçons la mort du Seigneur (Cf. 1 Co 11, 26).
Si nous
annonçons la mort du Seigneur, nous annonçons la rémission des péchés. Si,
chaque fois que son sang est répandu, il est répandu pour la rémission des
péchés, je dois toujours le recevoir, pour que toujours il remette mes péchés.
Moi qui pèche toujours, je dois avoir toujours un remède » (Traité des
sacrements, livre IV).
Pourquoi
s’abstenir de la communion ?
Dans cette
perspective, nous pouvons nous demander pourquoi l’Eglise nous demande dans
certains cas de ne pas communier. Si l’Eucharistie est faite pour le pécheur et
qu’elle a été instituée « pour la rémission des péchés », n’est-elle pas
destinée à tous, quels que soient leurs péchés ?
Saint Thomas
répond que même si l’Eucharistie peut purifier des péchés, nous devons
cependant nous en abstenir lorsque nous restons attachés à notre péché et que
nous ne voulons pas en sortir. Nous refusons alors en réalité que le Christ
vienne en nous et nous sommes dans une situation de mensonge. Dans ce cas, la
communion nous condamne plutôt qu’elle nous sauve : « Quiconque mange le pain
ou boit la coupe indignement aura à répondre du corps et du sang du Seigneur »
(1 Co 11, 27).
Il en va
autrement pour celui qui est en état de péché lors de l’Eucharistie, mais qui
cherche à en sortir et se laisse rejoindre par le Christ. Saint Thomas cite
deux cas de figure. Tout d’abord, celui qui ne peut pas s’avancer publiquement
à la table du Seigneur, mais qui a le désir de communier peut-être lavé de tous
ses péchés par le simple vœu de recevoir l’Eucharistie. C’est ce que l’on
appelle la « communion de désir » qui a une réelle puissance de purification.
Ensuite,
celui qui s’avance publiquement à la table du Seigneur et reçoit l’Eucharistie
alors qu’il est en état de péché sans en avoir suffisamment conscience et sans
y être attaché, dans ce cas : « Peut-être que, tout d’abord, il n’avait pas été
suffisamment contrit ; mais, venant avec dévotion et respect, il obtiendra par
ce sacrement la grâce de la charité, qui rendra parfaites sa contrition et la
rémission de son péché » (Somme théologique, III, q. 79, a. 3).
Quand
pouvons-nous communier ?
C’est ce
regard profond sur l’Eucharistie qui nous permet de saisir la discipline de
l’Eglise qui détermine dans quelle circonstance nous pouvons communier. Celui
qui a commis un péché, même grave, mais qui se bat effectivement contre son
péché peut communier, et c’est même un point d’appui pour lui. Dans ce cas la
personne doit recourir au sacrement de pénitence et se confesser. Et comme le
précise le Code de droit canonique, celui qui n’a pas la possibilité de se confesser
avant la messe peut communier. « En ce cas, il n’oubliera pas qu’il est tenu
par l’obligation de faire un acte de contrition parfaite, qui inclut la
résolution de se confesser au plus tôt » (Can. 916). Par contre, celui qui
persiste dans son péché et refuse d’en sortir doit s’abstenir de communier. Il faut
reconnaître que parfois la frontière est subtile et que notre rapport au péché
demeure ambigu. Cependant, nous pouvons faire la différence entre une situation
dans laquelle nous luttons véritablement contre le péché en recourant
inlassablement au sacrement de pénitence (même si nous tombons à répétition),
et une situation dans laquelle nous nous installons dans notre péché et ne prenons
pas véritablement les moyens d’en sortir.
En plus de
ce discernement, un autre élément intervient encore dans la discipline de
l’Eglise au sujet de la communion. Il arrive que certaines personnes ne soient
pas dans un « état de péché », mais que leur communion entraine un scandale
dans la communauté chrétienne. Par exemple, si des jeunes gens qui ont vécu en état
de concubinage notoire décident de vivre dans la chasteté, mais qu’aux yeux de
la communauté chrétienne ils vivent encore ensemble, dans ce cas ils doivent
d’abstenir de la communion pour ne pas scandaliser. Il appartient au curé du
lieu de discerner ce risque de scandale qui est très différents suivant les
lieux et les cultures.
Un petit
pas au milieu de grandes limites humaines…
Le pape
François a récemment apporté certaines précisions au sujet de ce discernement
qu’il nous semble important à relever. Le souverain pontife fait remarquer que
nous devons nous garder de porter un jugement sur « l’état de grâce » des personnes.
Ceux qui sont dans une situation dite « irrégulière » ne sont pas forcément «
dans une situation de péché mortel, privés de la grâce sanctifiante » (Amoris
Laetitia, n°301). De fait, certaines personnes qui par les circonstances de la
vie se trouvent dans des situations matrimoniales et familiales complexes – et
qui selon la discipline de l’Eglise ne peuvent pas communier de façon visible
–, peuvent parfois vivre plus profondément de la grâce de Dieu que les autres :
« Un petit pas, au milieu de grandes limites humaines, peut être plus apprécié
de Dieu que la vie extérieurement correcte de celui qui passe ses jours sans
avoir à affronter d’importantes difficultés » (Amoris Laetitia, n°305). Il
arrive que ces personnes vivent avec une plus grande profondeur de
l’Eucharistie à travers la communion de désir, bien plus que ceux qui sont dans
une situation « régulière », mais qui manquent de ferveur dans leur communion
ou qui jugent tout le monde autour d’eux.
Frère Thibault