UNE CULPABILISATION DU PLAISIR ?
Disons-le d’emblée, ces interdits n’ont pas pour but de limiter l’homme, ni de réduire son plaisir et son épanouissement. Il faut reconnaître malheureusement que les interdits religieux dans l’ordre de la sexualité sont souvent perçus de cette manière-là, à savoir comme une sorte de culpabilisation du plaisir. Ce n’est pourtant pas l’intention de la Bible qui présente dès le début la sexualité et la distinction de l’homme et de la femme comme un chef d’œuvre de Dieu : « Homme et femme il les créa. Dieu les bénit et leur dit : Soyez féconds, multipliez, emplissez la terre. (…) Dieu vit tout ce qu’il avait fait : cela était très bon » (Gn 1, 27-31).
Telle est aussi l’approche catholique la plus traditionnelle au sujet de la sexualité. Saint Thomas d’Aquin affirme que le péché ne réside pas dans la jouissance sexuelle en tant que telle, mais au contraire que le péché vient diminuer cette jouissance. D’après lui en effet, si le péché n’était pas entré dans le monde, le plaisir sexuel aurait impliqué une plus grande jouissance : « Le plaisir sensible aurait été d’autant plus grand que la nature était plus pure et le corps plus sensible » (Thomas d’Aquin, Somme de théologie, I, q. 98, a. 2, ad 3).
Une vision culpabilisante du plaisir sexuel n’est ni catholique ni biblique. Une telle approche provient plutôt d’une perversion religieuse qui instrumentalise la sexualité pour soumettre les fidèles et mieux les manipuler en jouant sur leur peur. On sait combien certaines prédications culpabilisantes au sujet de la sexualité peuvent mettre dans la peur de Dieu.
Dans cet état d’esprit les interdits dans l’ordre sexuel donnent l’impression d’une religion qui cherche à maintenir l’homme dans la soumission.
POURQUOI DES INTERDITS DANS L’ORDRE SEXUEL ?
Si la Bible ne cherche pas à culpabiliser l’homme au sujet du plaisir sexuel, pourquoi énonce-t-elle certains interdits ? Elle le fait non pas pour rabaisser l’homme, mais afin de l’introduire dans une sagesse et une lumière plus grande sur lui-même. En effet, la sexualité met en jeu des ressources de l’homme qui le dépassent et qu’il ne maîtrisera jamais tout à fait : son rapport à la vie, à sa sensibilité, à son intimité, à son être et à celui de l’autre, etc. La sexualité engage toujours plus profondément l’homme que ce dont il peut avoir conscience au premier abord. Certaines blessures dans ce domaine peuvent laisser des traces ineffaçables, dont l’homme ne prend conscience que bien plus tard.
Il ne faudrait pas penser que la sexualité serait en elle-même pleinement transparente, légère et sans ambiguïté possible, et que les interdits religieux viendraient la limiter, l’alourdir et la rendre opaque.
C’est bien plutôt la sexualité en elle-même qui est opaque et complexe, elle implique toujours un versant caché ainsi que des résonances affectives très fortes qui échappent à l’homme. La sexualité est fragile, elle porte en elle des germes de violence qui peuvent la dégrader de l’intérieur, elle est toujours à la frontière de la vie et de la mort. A entendre le témoignage des couples, la sexualité est bien souvent un lieu de malentendus, de blessures et de souffrances très grandes.
C’est dans cette perspective que la Bible énonce certains interdits dans le domaine de l’union sexuelle.
Le plaisir sexuel peut être tellement fort et intense qu’il risque d’aveugler l’homme et lui faire oublier la profondeur de ce qu’il est en train de mettre en œuvre à travers sa chair, tant dans sa propre sensibilité que dans celle des autres. A travers ces interdits, la Bible ne cherche pas à brimer l’homme, mais à apporter un peu de lumière et lui éviter de tomber dans certains pièges qui laisseront un gout amer. De fait, l’interdit biblique le plus fondamental au sujet de la sexualité – et auquel nous sommes tout particulièrement sensibles aujourd’hui – est celui de l’inceste (cf. Lv 18). La Bible rappelle que pour rester lumineuse, la sexualité doit respecter l’altérité fondamentale entre les générations, entre les parents et les enfants, entre les frères et les sœurs.
UN DIFFICILE DISCERNEMENT, TENDRESSE ET SEXUALITÉ
Dans la Bible, il existe peu de passages qui énoncent ce qui est permis ou interdit de faire dans l’acte conjugal pris en lui-même. Les interdits bibliques au sujet de la sexualité regardent le plus souvent la constitution du couple au sein de la société ainsi que son inscription dans le tissu des générations passées et futures. De fait les interdits majeurs sont ceux de l’inceste (cf. Lv 18), de l’adultère (cf. Ex 20, 14) et de la fornication (cf. 1 Co 6, 13), mais la Bible entre rarement dans le détail de l’acte conjugal lui-même.
Ce silence et cette discrétion sont sans doute dus au fait que la Bible invite l’homme et la femme à un discernement sur l’exercice de leur propre sexualité sans le leur imposer de l’extérieur. Pour saint Thomas d’Aquin, ce discernement ne peut pas se faire totalement de façon extrinsèque ni être codifié dans des lois. D’après lui en effet, il est difficile de dire quand « le baiser, la caresse et le toucher » sont péchés ou non. Tout dépend de la manière dont ils sont faits ainsi que l’intention ou la lourdeur qui peut les habiter, car en eux-mêmes, « selon leur espèce », ces actes ne renvoient pas à un péché (cf. Thomas d’Aquin, Somme de théologie, II-II, q. 154, a. 4). Saint Thomas d’Aquin fait appel ici à la difficile distinction entre la tendresse et la sexualité. La tendresse est plus large que la sexualité ; toute tendresse, en effet, n’est pas nécessairement sexuelle, pensons par exemple à la tendresse d’une mère envers son enfant, ou à celle d’une personne qui soigne un malade. La tendresse n’est pas une faute, elle est au contraire l’expression de la bonté et de la douceur d’un être à l’égard d’un autre.
Mais dans son rapport à la sexualité la tendresse peu ou bien connaître une nouvelle profondeur, ou bien s’abimer elle-même.
Dans l’acte conjugal, la tendresse entre les époux doit porter la sexualité sans se laisser alourdir par elle. De fait, une sexualité sans tendresse risque toujours de se dégrader et de devenir inhumaine. Telle est la question et un des enjeux importants du couple : comment faire pour que la tendresse prenne le dessus, qu’elle soit toujours plus lumineuse et humaine ? Cette question de la tendresse ne se réduit pas à l’acte conjugal, l’union charnelle des époux s’inscrit dans toute une vie commune qui implique l’attention et la délicatesse. La tendresse ne réside pas seulement dans la sexualité, mais dans la manière de communiquer, d’accueillir et d’écouter l’autre, surtout lorsqu’il est plus fragile et vulnérable.
QUELQUES CLEFS DE DISCERNEMENT
La tendresse dans le couple est plus ample que l’acte conjugal, cependant, l’acte conjugal implique bien un exercice de la tendresse très unique et intime, qui réclame quelques clefs de discernement. La Bible reste très discrète, mais elle énonce bien quelques interdits qui sont essentiels à relever. Tout d’abord, l’acte conjugal ne doit pas être volontairement détourné de son ouverture au don de la vie. C’est ce que la Bible dénonce au sujet de la faute d’Onân qui déliait de façon délibérée l’acte conjugal de sa possibilité de donner la vie : « Chaque fois qu’il s’unissait à la femme, il laissait perdre à terre pour ne pas donner une postérité » (Gn 38, 9). Dans un tel cas, l’homme introduit une opacité dans l’union conjugale. Comme nous l’avons souligné, la sexualité mobilise des ressources qui dépassent ce dont l’homme peut avoir conscience ; cette ouverture au don de la vie et à la génération humaine en fait intrinsèquement partie.
Si l’homme la refuse, il est dans un déni à l’égard de l’acte sexuel et de sa nature profonde.
Pour l’Église, l’acte conjugal ne se réduit certes pas à la génération et au don de la vie. En effet, la nature elle-même prévoit des périodes où la femme n’est pas féconde, et la femme peut connaître ces périodes (cf. Paul VI, Encyclique Humanae vitae). Cependant, l’acte conjugal ne doit pas être délibérément fermé à cette possibilité de donner la vie.
Enfin, pour maintenir le caractère humain de la tendresse, l’acte conjugal doit impliquer un profond respect mutuel. L’acte sexuel doit éviter toute posture humiliante ou dégradante qui rabaisserait l’autre, surtout s’il implique un danger physique. A travers sa sensibilité, l’homme est engagé au plus profond de lui-même. C’est pourquoi, s’il y a irrespect, rabaissement ou violation dans l’acte sexuel, cet irrespect aura des résonnances sur toute la personne, sur son rapport profond à elle-même et aux autres. Il est impossible de séparer la sensibilité de l’homme du reste de sa vie. Si l’homme vit une atteinte dans sa sensibilité, c’est toute sa vie humaine qui est dégradée. Mais si l’homme connaît une véritable tendresse sensible, c’est toute sa vie humaine qui s’en trouve fortifiée.
Frère Thibault