Mais en même temps, d’après certains passages de l’Evangile, Jésus semble avoir fait des « erreurs » de communication, ou du moins il semble avoir manqué de stratégie. C’est ce que relève de façon toute particulière le quatrième Evangile, celui de Jean. De fait, après avoir relaté le miracle de la multiplication des pains – qui peut sembler la meilleure « opération marketing » de Jésus puisqu’une foule nombreuse part à sa recherche – Jean nous rapporte que Jésus a prononcé un discours mystérieux qui s’est soldé par un échec et qui a fait fuir la plupart de ses disciples : « Dès lors beaucoup de ses disciples se retirèrent, et ils n’allaient plus avec lui » (Jn 6, 66). Effectivement Jésus a commencé à dire des paroles mystérieuses sur lui-même : « Je suis le pain vivant descendu du ciel » (Jn 6, 51) puis il a ajouté : « et même le pain que je donnerai, c’est ma chair pour la vie du monde » (Jn 6, 51).
Nous pourrions penser qu’à travers ces paroles Jésus a cherché à éveiller à nouveau leur attention pour les faire aller plus loin – ce qui montrerait encore la finesse de sa pédagogie et son sens de la communication –, mais la suite de ce passage de l’Evangile atteste que la communication n’est pas passée.
Le plus surprenant est que Jésus semble même avoir tout mis en œuvre pour ne pas être compris et que la communication se brise. En effet, lorsque les juifs ont commencé à discuter entre eux : « Comment celui-là peut-il nous donner sa chair à manger ? » (Jn 6, 52), Jésus n’a pas levé l’ambiguïté, il ne leur a pas expliqué que ce qu’il venait de dire était une manière de parler et qu’il ne leur demandait bien évidemment pas de manger sa chair. Jésus affirme au contraire sans donner d’explication : « En vérité, en vérité, je vous le dis, si vous ne mangez pas la chair du Fils de l’homme et ne buvez pas son sang, vous n’aurez pas la vie en vous » (Jn 6, 53). Et Jésus insiste encore : « Car ma chair est vraiment une nourriture et mon sang vraiment une boisson » (Jn 6, 55).
Qu’est-ce que les auditeurs de Jésus ont compris et retenu de son message à ce moment-là ? Pas grand-chose, sinon qu’il était peut-être fou. Et de fait, la plupart sont partis. Jean montre dans son Evangile que cette rupture a été un point de non-retour. A partir de là un véritable doute s’est installé chez les auditeurs de Jésus, de sorte que jusqu’à la fin, Jésus n’a plus communiqué ni n’a été écouté avec le même rayonnement qu’auparavant : « Les uns disaient : « C’est un homme de bien ». D’autres disaient : « Non, il égare les foules » (Jn 7, 12).
La parole de Jésus et l’attitude de la foi
Ce passage est cependant essentiel pour entrevoir comment Jésus communique l’Evangile. Aussi étonnant que cela puisse paraître, Jésus ne cherche pas d’abord à être « compris » de ses auditeurs. Ce qui est pourtant une préoccupation de base pour quiconque entend communiquer un message à d’autres personnes. Le message est-il bien passé, les auditeurs ont-ils bien compris ce qu’on avait l’intention de leur faire savoir ?
Précisément Jésus ne parle pas d’abord pour être compris, mais pour introduire ses disciples dans une parole entièrement nouvelle qui dépasse leur compréhension et qui peut les sauver.
Humainement parlant, seul le petit enfant qui vient d’entrer dans le monde se trouve dans une posture analogue. L’enfant écoute des paroles sans les comprendre, et cela ne le gêne pas, il sait que son écoute elle-même va élargir son horizon et l’introduire progressivement dans la signification des paroles qu’il entend.
C’est ainsi qu’un enfant apprend à parler : en écoutant et en vivant des paroles de ses parents dont il ne comprend pas encore la signification, mais en étant certain que l’écoute et la répétition de ces paroles va finir par lui faire accéder à leur signification.
Cette attitude s’appelle la foi. Croire en la parole de Jésus consiste précisément à écouter une parole trop grande pour nous en étant certain non seulement que cette parole est vraie, mais que par elle Jésus nous ouvre de nouveaux horizons.
Lorsqu’après le discours de Jésus sur le pain de vie, les gens s’en vont parce qu’ils ne comprennent pas, et que Jésus rend leur liberté à ses disciples : « Voulez-vous partir vous aussi ? » (Jn 6, 67), à ce moment-là Pierre entre dans une attitude de foi. Sans avoir compris plus que les autres, il accepte de se laisser guider par les paroles de Jésus comme par des paroles de vie dont le réalisme dépasse pour l’instant sa compréhension : « Seigneur, à qui irons-nous ? Tu as les paroles de la vie éternelle. Nous, nous croyons, et nous avons reconnu que tu es le Saint de Dieu » (Jn 6, 68-69).
De fait, en disant qu’il est le pain vivant descendu du ciel et qu’il va nous donner sa chair en nourriture, Jésus annonce de façon prophétique qu’il va mourir et resusciter, et se donner ainsi à chacun de nous en son corps de chair selon une proximité et un réalisme qui dépasse toute représentation. Ce don de Jésus à chacun de nous en sa chair nous sera pleinement fait lors de notre propre résurrection : « Et moi je le ressusciterai au dernier jour » (Jn 6, 40). Tant que nous sommes ici-bas, nous ne pouvons qu’apprendre à recevoir ce don et cette proximité de Jésus en sa chair à notre égard dans une confiance totale en lui, notamment à travers la communion eucharistique.
Communiquer la parole du salut
La posture de foi et de réapprentissage radical dans lesquelles nous mettent les paroles de Jésus est une clef pour entrevoir la manière avec laquelle Jésus cherche à communiquer son Evangile au monde : « Les paroles que je vous ai dites sont esprit et elles sont vie » (Jn 6, 63). Pour le chrétien, la parole de Jésus n’est pas une parole humaine qu’il faudrait rendre plus compréhensible, mieux adaptée ou plus attrayante, mais elle est une parole divine toujours en décalage avec le monde. Par cette parole, Jésus nous élève et nous sort de nous-mêmes pour nous faire entrer dans une proximité extrême avec lui.
Juste après cet épisode, la famille de Jésus l’engage à mieux communiquer, à mieux se faire comprendre et voir au monde :
« On n’agit pas en secret, quand on veut être en vue. Puisque tu fais ces choses-là, manifeste-toi au monde » (Jn 7, 4). Mais Jean l’évangéliste ajoute aussitôt ce commentaire : « Pas même ses frères en effet ne croyaient en lui » (Jn 7, 5). Ses frères attendent de Jésus une meilleure manifestation, mais ils ne veulent pas entrer dans une attitude de foi.
De la même manière, l’Eglise de Jésus- Christ n’a pas un plan humain de marketing pour attirer les gens. Elle ne cherche pas à avoir une parole flatteuse qui répondrait à toutes leurs préoccupations, mais elle est détentrice d’une parole de salut qu’elle cherche à porter au monde envers et contre tout afin de lui permettre de renaître dans le Christ. A ce sujet, l’attitude de Bernadette de Lourdes est instructive. Lorsqu’elle dit au curé que la Vierge lui a demandé de faire construire une chapelle, le prêtre lui rétorque de façon sceptique : « Et vous pensez que je vais croire cela ? ». Mais Bernadette lui répond : « Je ne suis pas chargé de vous le faire croire, je suis simplement chargé de vous le dire ». De la même manière, l’Eglise n’a pas un message à défendre ni à vendre, mais elle a une parole à dire, et elle est convaincue que cette parole est elle-même à l’œuvre par-delà notre faiblesse. Comme l’affirme Paul : « une fois reçue la parole de Dieu que nous vous faisions entendre, vous l’avez accueillie, non comme une parole d’hommes, mais comme ce qu’elle est réellement, la parole de Dieu. Et cette parole reste active en vous les croyants » (1 Th 2, 13).
Parole et témoignage
L’Eglise doit chercher à être inventive pour pouvoir annoncer par tous les moyens la parole du salut.
Cependant, avant toutes choses, ce qui fait la force de la communication de cette parole, ce n’est pas son caractère flatteur ni même la promesse d’une prospérité immédiate, mais la qualité de vie des témoins qui portent cette parole. La parole de l’Eglise touche le monde lorsqu’elle est portée par des saints qui ont accepté d’avoir été eux-mêmes transformés et dépassés par cette parole de salut et de paix.
Frère Thibault