SORTIR D’UNE IGNORANCE RÉCIPROQUE
Le Dieu des chrétiens aurait un fils au sens charnel du terme, comme s’il avait eu un commerce avec une femme, et le Dieu des musulmans ne penserait qu’à faire la guerre pour exterminer les infidèles… La première urgence est de lever le voile qui recouvre cette ignorance. Peut-être découvrirons-nous alors que les divergences entre le christianisme et l’islam sont beaucoup plus profondes que nous ne le pensions au point de départ. De fait, pour les uns, Jésus n’est qu’un prophète, tandis que pour les autres, il est Dieu en personne. Cependant, il est étonnant de constater que ces divergences s’accompagnent en même temps de certaines similitudes très profondes.
La première similitude la plus marquante entre l’islam et le christianisme est sans nul doute celle qui concerne le rapport fondamental de l’homme à Dieu exprimé à travers l’adoration. Que ce soit dans l’islam, dans le christianisme, ou même dans le judaïsme, l’homme vit toujours son rapport à Dieu dans l’adoration, sans jamais s’en affranchir, mais en l’approfondissant toujours plus. En effet, les Évangiles ont repris le commandement de l’adoration qui était inscrit dans la Torah : « C’est le Seigneur ton Dieu que tu adoreras, et à lui seul tu rendras un culte » (Mt 4, 10, cf. Dt 6, 13).
Dans les Évangiles, Jésus nous invite à aller plus loin encore dans l’adoration : « Dieu est esprit, et ceux qui l’adorent, c’est en esprit et en vérité qu’ils doivent adorer » (Jn 4, 24). Dans l’islam, l’adoration tient encore une place tout à fait centrale : « Ô hommes ! Adorez votre Seigneur, qui vous a créés, vous et ceux qui vous ont précédés ; ainsi atteindrez-vous la piété. » (Coran 2, 21).
L’ADORATION : DE LA SERVITUDE À L’AMOUR DE DIEU
Il est frappant de constater que tant pour les chrétiens que pour les musulmans, l’adoration ne se ramène pas à un rapport de servitude extérieur. Il serait caricatural de dire par exemple que les musulmans vivraient l’adoration dans un esprit de servitude, tandis que les chrétiens la vivraient dans un esprit d’amour. Ces deux religions ont compris que l’adoration implique à la fois servitude et amour, ou plutôt que la dépendance du serviteur qui est contenue dans l’adoration conduit à une relation d’amour unique à l’égard de Dieu. De fait, la Bible rappelle que le cœur de la loi réside dans l’amour de Dieu : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme, de tout ton esprit et de toute ta force » (Dt 6, 4). Le Coran reprend ce point de vue, l’homme qui ne verse pas dans l’idolâtrie est le plus ardent dans l’amour de Dieu : « Parmi les hommes, il en est qui prennent, en dehors de Dieu, des égaux à Lui, en les aimant comme on aime Dieu. Or les croyants sont les plus ardents en l’amour de Dieu » (Coran 2, 165).
Les chrétiens comme les musulmans ont dépassé de façon prodigieuse l’écorce de l’adoration qui serait uniquement perçue comme une soumission matérielle et extérieure vis-à-vis de Dieu. Il est vrai que l’adoration pourrait donner l’impression que Dieu est extérieur à nous et qu’il est même dans une situation d’indifférence à notre égard. Par cette prière en effet, nous proclamons que Dieu est radicalement au-dessus de nous et que nous ne pouvons rien lui ajouter.
Mais en réalité, pour le christianisme comme pour l’islam, le fait même que nous ne puissions rien ajouter à Dieu nous permet de découvrir exactement l’inverse, à savoir l’amour et la bienveillance extrême de Dieu à notre égard. En effet, si nous n’apportons rien à Dieu, cela signifie justement que Dieu nous a créés de façon totalement désintéressée, non pas pour acquérir quelque chose pour lui, mais uniquement pour nous. L’islam exprime très fortement combien la création est le fruit de la bienveillance gratuite de Dieu, combien elle est pour l’homme et tout entière ordonnée à lui. « C’est Lui qui a créé pour vous tout ce qui est sur la terre » (Coran 2, 29) ; « C’est Lui qui a créé les cieux et la terre et qui, du ciel, a fait descendre l’eau grâce à laquelle Il a produit des fruits pour vous nourrir. Il a soumis à votre service les vaisseaux qui, par Son ordre, voguent sur la mer. Et Il a soumis à votre service les rivières » (Coran 14, 32) ; « Si vous comptez les bienfaits de Dieu, vous ne saurez pas les dénombrer. Car Dieu est Pardonneur, et Miséricordieux » (Coran 16, 18).
Nous retrouvons le même développement dans la théologie chrétienne. Dieu nous a créé non pas pour en retirer un quelconque profit pour lui-même, mais dans une libéralité et une gratuité absolue, et donc uniquement pour nous : « Seul Dieu est totalement libéral, parce qu’il n’agit pas en raison de son utilité, mais seulement en raison de sa bonté » (Thomas d’Aquin, Somme de théologie, I, q. 44, a. 4). Dans cette perspective, l’adoration nous remet devant la bienveillance extrême de Dieu pour nous, et nous établit dans une joie intense. D’après saint Thomas d’Aquin, en effet, le premier fruit de l’adoration n’est pas l’anéantissement intérieur, mais au contraire la joie qui provient de la considération de la bonté de Dieu (cf. Somme de théologie, II-II, q. 82, a. 4).
CRAINTE, MISÉRICORDE ET CHÂTIMENT
Dans cette perspective, l’adoration nous met dans une crainte très particulière. Cette crainte ne nous éloigne pas de Dieu, mais elle nous fait découvrir au contraire sa proximité extrême à notre égard. « Et quand Mes serviteurs t’interrogent sur Moi, alors Je suis tout proche : Je réponds à l’appel de celui qui Me prie quand il Me prie » (Coran 2,186) ; « Mon Seigneur est bien proche et Il répond toujours » (Coran 11, 61). Si l’adoration n’ajoute rien à Dieu, alors elle est uniquement pour nous, pour nous approcher de lui et de sa miséricorde. Le pèlerin qui va à la Mecque dit cette prière : « Je viens à toi espérant en ta miséricorde, me plaignant de la dureté de mon cœur, l’âme oppressée…
Ô très miséricordieux, fais-nous goûter la fraîcheur de ta clémence et la douceur de ton pardon ».
Bien évidemment, cette découverte de l’amour et de la miséricorde de Dieu dans l’adoration n’est pas du sentimentalisme. L’amour et la miséricorde de Dieu sont tellement profonds que l’opposition de l’homme à leur égard -dans le refus d’adorer-conduit l’homme à sa propre condamnation.
Autrement dit, l’amour de Dieu créateur se retourne contre l’homme lorsqu’il le refuse. Cette force de l’amour de Dieu que l’homme peut retourner contre lui-même se retrouve dans l’islam : « Dieu n’aime pas les infidèles » (Coran 3, 32), « Dieu n’aime pas les injustes » (Coran 3,57), mais aussi dans le christianisme avec la révélation du jugement de Dieu : « Dehors les idolâtres et tous ceux qui se plaisent à faire le mal » (Ap 22, 15).
Dans cette perspective, la véritable adoration nous libère. L’adoration est certes une dépendance, mais une dépendance qui nous remet devant la bonté extrême de Dieu, et arrache les germes du mal qui se trouvent en nous : « la prière préserve de l’indécence et des actes d’injustice. » (Coran 29, 45). Pour le chrétien comme pour le musulman, l’adoration a un profond impact sur toute sa vie humaine, elle ne se réduit pas seulement à des actes ponctuels de prière, mais change son comportement ainsi que les actes qu’il pose dans la société.
REGARD CHRÉTIEN SUR L’ISLAM
Au vu d’une telle similitude entre le christianisme et l’islam, nous pouvons nous demander ce qui différencie encore ces deux religions sinon peut être certains traits culturels. En réalité, considérée d’un point de vue chrétien, une différence majeure persiste. Cette différence ne réside pas dans le fait que l’adoration serait vécue dans la crainte par les musulmans, tandis qu’elle serait vécue dans l’amour par les chrétiens, mais plutôt dans le fait que cette crainte amoureuse dont ces deux religions cherchent à vivre tient une place différente dans chacune d’entre elles.
Pour l’islam en effet, l’adoration tient une place centrale, cette religion cherche essentiellement à ce que ce rapport si riche et profond à l’égard de Dieu vienne irradier toute notre vie humaine.
Par contre pour le christianisme, l’adoration n’est que la première découverte de la miséricorde et de la justice de Dieu. L’adoration n’est pas le centre, mais le seuil d’une miséricorde et d’une justice de Dieu infiniment plus profondes. Pour le chrétien en effet, Dieu ne se contente pas seulement de nous révéler ses desseins bienveillants sur nous et sur sa création, mais il veut aller jusqu’à se dévoiler lui-même et nous préparer à le voir face-à-face.
« Ha ! Si tu déchirais les cieux et descendais, les montagnes seraient ébranlées devant ta face » (Is 64, 1).
Pour le chrétien, l’adoration est une goutte d’eau qui attend et annonce l’océan de la miséricorde et du jugement de Dieu qui vient nous dévoiler son visage et nous élever jusqu’à lui.
Frère Thibault (contributeur)