L’ORDRE DE LA CHARITÉ
Pour qu’un amour s’empare de nous, il ne doit pas seulement nous inspirer un sentiment généreux ni même nous faire faire des exploits héroïques, il doit encore inscrire un ordre dans notre vie jusqu’à la réorganiser, et c’est là qu’il commence vraiment à nous bousculer. Le fiancé ne doit pas se contenter d’être généreux avec sa fiancée, il doit commencer à réorganiser toute sa vie en tenant compte d’une autre personne, en mettant des nouvelles priorités et en les inscrivant durablement dans le temps. Le père de famille ne doit pas seulement s’émerveiller devant son enfant et passer du temps avec lui, il doit encore lui préparer un espace de vie et penser à son avenir. Un jeune baptisé ne doit pas seulement parler généreusement du Christ, il doit encore se convertir lui-même et changer de vie.
Il en va également ainsi de l’amour de Dieu que l’on nomme « charité » ou « agapé ». Il ne s’agit pas seulement d’un élan qui nous pousse à faire des exploits généreux, mais d’une alliance personnelle de Dieu avec chacun de nous qui bouleverse notre vie de l’intérieur. C’est parce que l’amour divin vient réordonner de fond en comble notre vie que l’on peut parler de « principes » ou plus classiquement « d’ordre de la charité ». S’arrêter sur l’ordre de la charité chrétienne tel qu’il nous est révélé dans les Evangiles nous fait prendre la mesure de l’amour divin qui n’est pas seulement un désir généreux, mais qui réordonne toute notre vie à partir de lui. C’est en fonction de cet ordre que nous devons examiner notre vie beaucoup plus qu’à partir des sentiments « charitables » qui traversent notre esprit, mais qui sont souvent trompeurs.
LA CHARITÉ BIEN ORDONNÉE COMMENCE PAR SOIMÊME
Un des « principes » de la charité chrétienne est passé dans le langage courant : « Charité bien ordonnée commence par soi-même ». En réalité, il ne s’agit pas d’un dicton, mais d’une affirmation constante de la tradition théologique chrétienne. Cette priorité est expressément commandée par le Christ dans les Evangiles. Avant d’aimer notre prochain, il faut commencer par nous aimer nous-mêmes.
De fait, lorsque le Christ nous dit : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Mt 22, 39), il nous invite d’abord à nous aimer. La charité n’est pas une sorte de devoir pieux qui nous ferait disparaître devant notre prochain ou qui nous détruirait, mais un amour qui nous fait toujours plus prendre conscience de notre propre grandeur.
De façon plus radicale, la charité chrétienne consiste d’abord à se laisser aimer par Dieu. Comme l’affirme l’apôtre Jean (à propos de la charité) : En ceci consiste l’amour (de charité), ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu, mais c’est Lui qui nous a aimés (1 Jn 4, 10). C’est là que réside la racine de cet amour de nous-même que le Christ nous commande. C’est Dieu lui-même qui vient nous réapprendre à nous aimer. Cet apprentissage n’est pas basé sur notre propre regard narcissique, mais sur le regard même de Dieu qui est plus grand et plus ambitieux, parce que Dieu nous aime plus que nous ne nous aimions (nous-mêmes).
TU AIMERAS LE SEIGNEUR TON DIEU DE TOUT TON COEUR, DE TOUTE TON ÂME ET DE TOUT TON ESPRIT
C’est dans cet accueil de l’amour de Dieu pour nous que réside l’épreuve et le dépassement le plus radical de la charité chrétienne, avant même le dépassement qui nous fait nous mettre au service de notre prochain.
De fait, accueillir cet amour divin à notre égard ne peut se faire que dans une attitude d’adoration et de consécration totale à Dieu. Cette consécration intérieure n’est pas réservée au religieux. Dans l’Évangile, le Christ la présente comme un commandement adressé à tous :
« Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton esprit » (Mt 22, 37). Tel est le premier « principe » de la charité chrétienne : accueillir l’amour de Dieu pour nous, non pas seulement comme quelque chose d’important, mais comme ce qui est tout pour nous.
Concrètement, cet accueil exige de ménager des moments et des espaces d’adoration. C’est là le premier bouleversement que la charité chrétienne vient introduire dans notre vie jusqu’à en modifier l’organisation profonde. « Messire Dieu, premier servi » comme disait Sainte Jeanne d’Arc. Notre vie humaine ne peut pas seulement être commandée par notre travail et nos activités, elle réclame d’être régulièrement interrompue dans son rythme humain pour s’ouvrir au-delà d’elle à l’accueil de l’amour premier de Dieu pour nous dans l’adoration. Cette attitude met le chrétien à contre-courant.
Le monde d’aujourd’hui est dans une course perpétuelle et ne prend plus le temps d’adorer. L’adoration est pourtant la seule attitude qui permet à l’homme de se reposer dans un amour plus grand que lui, plus grand que ses ambitions et ses projets.
L’AMOUR DU PROCHAIN ET LA CONVERSION DE NOTRE REGARD
L’adoration nous fait entrer et vivre du regard d’un Père qui ne dépend pas de ce que nous avons fait, ni de nos performances, ni même de nos manquements. Contrairement à ce que l’on imagine parfois, Dieu ne nous regarde pas à travers nos fautes, ni à travers nos erreurs. Il les connaît, mais ce n’est pas ce qu’il voit en premier lieu en nous. Dieu nous regarde toujours à travers ce que nous avons de plus grand, c’est-à-dire à partir de lui-même et de ce qu’il veut nous donner. La charité, avant d’être un don ou un service rendu à notre prochain est d’abord le don même que Dieu nous fait de son regard sur nous qui nous relève toujours si nous l’accueillons vraiment.
C’est cette conversion de regard sur nous qui nous permet en définitive d’aimer notre prochain comme nous-mêmes. C’est en découvrant en effet le regard de Dieu sur nous que nous pouvons deviner comment Dieu regarde aussi notre prochain. Qui sommes-nous alors pour critiquer notre frère si Dieu qui connaît ses défauts le regarde avec une telle miséricorde ? Cette exigence est constamment présente dans les Evangiles : « Ne devais-tu pas, toi aussi, avoir pitié de ton compagnon, comme moi, j’ai eu pitié de toi ? » (Mt 18, 33).
Aimer notre prochain exige avant-même de lui rendre un service, de travailler à cette conversion de regard. L’amour s’exprime certes par le service, mais il exige premièrement un regard de bienveillance et une certaine admiration. Afin d’aimer notre prochain, nous devons d’abord apprendre à l’admirer.
Seul le regard du Christ est suffisamment puissant pour éveiller en nous cette admiration. C’est le propre de Jésus crucifié que de continuer à voir la beauté de l’homme par-delà la laideur de ses bêtises et de ses fautes.
L’ORDRE DE LA CHARITÉ, LEQUEL DE NOTRE PROCHAIN DEVONS-NOUS AIMER EN PREMIER LIEU ?
La charité chrétienne n’est pas un devoir ni un service extérieur, elle implique une conversion beaucoup plus profonde de notre manière de penser, de regarder les autres et de réorganiser toute notre vie à partir de l’irruption de l’amour de Dieu révélé dans le Christ. C’est cette réorganisation et cette conversion de regard qui se réalise selon « l’ordre de la charité » qui nous fait d’abord aimer Dieu, nous-mêmes, puis notre prochain.
Lorsque Saint Thomas d’Aquin s’interroge sur l’ordre de la charité, il se pose encore cette question : devons-nous chercher à aimer celui qui est le plus saint, ou bien celui qui nous est le plus proche dans notre vie quotidienne ?
Il répond qu’il nous faut aimer celui qui nous est le plus proche (cf. Somme théologique, II-II, q. 26, a. 7). Cette affirmation repose sur l’Écriture : « Si quelqu’un ne prend pas soin des siens, surtout de ceux qui vivent avec lui, il a renié la foi » (1 Tm 5, 8). La charité n’est pas d’abord un désir généreux à l’égard de ceux que nous ne connaissons pas, mais une conversion constante à l’égard de ceux que Dieu a mis sur notre route et que nous n’arrivons plus à regarder avec bienveillance.
C’est là que l’épreuve de la charité s’enracine vraiment en nous, et souvent dans la douleur. Comme le dit mère Térésa : nous devons aimer jusqu’à en avoir mal. Cette affirmation n’est pas de l’ordre d’un dolorisme, mais une invitation à une charité qui accepte de ne pas s’idéaliser, mais cherche à suivre les traces du Christ - mort et ressuscité pour nous.
Frère Thibault (contributeur)