Et pourtant, l’audace est au cœur des transformations sociales passées et contemporaines. Par la prise du risque, en effet, nous innovons et créons un état de chose qui n’existait pas auparavant. Disons-le tout simplement, les mutations sociales quasi permanentes que connaissent nos sociétés ne se réalisent pas ex nihilo.
Elles deviennent possible grâce à l’audace de certaines personnes qui, souvent au péril de leur vie, réussissent à faire bouger les lignes. Au XVIIe siècle par exemple, l’audace de Galilée l’a amené à défendre la thèse de l’héliocentrisme et à faire évoluer l’astronomie moderne bien que cela fût considéré à l’époque comme une hérésie. Trois siècles plus tard, la reconnaissance des droits civiques des Noirs aux Etats-Unis ne fut possible qu’avec l’accomplissement d’actions audacieuses comme celle de Rosa Parks qui refusa de céder sa place de bus à un homme blanc en pleine période de ségrégation raciale.
Pour autant, on ne peut pas dire que nous fassions preuve d’audace dans toutes les situations qui la rendent pourtant nécessaire. Cela peut s’expliquer par le fait que l’audace renvoie à un déni des contraintes socioculturelles qui déterminent nos actions et nous maintiennent dans des positions sociales désavantageuses. Or, ce déni de la norme peut être socialement coûteux pour celui ou celle qui s’y risque. En effet, dans les sociétés et les organisations fortement hiérarchisées et normées à outrance dans lesquelles nous vivons, le terme audace, ne peut que posséder une charge, révolutionnaire et subversive qui l’installe presque immédiatement dans le lot des concepts à connotations péjoratives et place de fait son/sa titulaire dans une situation de marginalisation sociale.
Ainsi, l’action d’un(e) subordonné(e) remettant en cause, justifications à l’appui, les incohérences des directives de son/sa supérieur(e) hiérarchique peut ne pas être perçue par ce dernier comme un acte courageux ou une critique pertinente et constructive, mais plutôt comme une provocation impardonnable. Dans ce cas et dans bien d’autres, la hantise du « qu’en dira-t-on ? », la peur de ne pas faire dans le « politiquement correcte » en cassant certains codes sociaux et partant la crainte de choquer les autres – surtout si ceux-ci disposent d’une capacité de nuisance contre notre personne – annihilent toutes velléités audacieuses en nous. Le fait est que l’audace –à l’instar de toutes les attitudes humaines d’ailleurs – est d’abord un construit social, c’est-à-dire qu’elle est le fruit d’une représentation subjective de la réalité objective.
En clair, ce qui, pour nous, est une action audacieuse découlant de motifs raisonnables et devant remplir une fonction positive peut être considéré par d’autres comme une attitude négative, voire un défaut.
Ainsi, l’attitude d’un(e) entrepreneur(e) tentant un investissement dans un secteur d’activité réputé non viable peut être perçu comme un entêtement ou de la pure folie par certains tandis que l’intéressé(e) lui-même ou elle-même y voit une louable prise de risque. Faudrait-il, dès lors, se garder d’avoir de l’audace ? Que nenni ! Car, autant l’audace est un facteur de changement social, autant toute action visant à faire évoluer des modes de vie routiniers rencontrera inévitablement des résistances. Il appartient donc, pour qui a intérêt à l’évolution des choses à s’armer d’une bonne dose d’audace surtout que, comme le pense Frédéric Amiel : « le monde appartient aux audacieux et aux entreprenants. »
Serge Gohou (sociologue, contributeur)