Saint Thomas d’Aquin – docteur commun de l’Église – est sans doute un de ceux qui a le plus développé cette explication. D’après lui, non seulement il faut s’aimer soi-même, mais il faut encore s’aimer soi-même plus que le prochain. Thomas d’Aquin affirme en effet que dans ce commandement Tu aimeras ton prochain comme toi-même, il nous est clairement indiqué que l’amour de soi-même est la mesure de l’amour du prochain, et que cet amour de soi-même est donc supérieur à l’amour du prochain (Somme théologique, II-II, q. 26, a. 4). Thomas d’Aquin va jusqu’à dire que nous devons nous aimer davantage que les plus grands saints – davantage que la Vierge Marie –, parce que même si notre prochain est plus saint que nous, il nous est bien prescrit de l’aimer « comme nous-même », c’est-à-dire à la mesure de l’amour que nous avons pour nous.
FORTIFIER L’AMOUR DE SOI
Cette approche peut sembler égoïste. Aimer l’autre, cela n’implique-t-il pas de se décentrer soi-même et de s’oublier afin de donner toute la place à celui qu’on aime ? Dire que la mesure de l’amour du prochain, c’est l’amour de soi-même, n’est-ce pas tout ramener à soi-même de façon narcissique ?
Il y a certes un amour de soi-même qui est réducteur, qui impose aux autres nos caprices, qui nous empêche de les rencontrer et de les aimer tels qu’ils sont. Mais ce n’est pas de cet amour de soi-même dont il est question ici. Dans le commandement de Dieu Tu aimeras ton prochain comme toi-même, l’amour de soi-même renvoie à un amour grand, celui par lequel Dieu nous apprend à nous aimer à partir de son propre regard sur chacun de nous. Ceux qui ont rencontré le Christ ont fait cette expérience personnelle d’avoir été regardés et aimés par Dieu au-delà de tout ce qu’ils pouvaient imaginer. Ainsi, à la Samaritaine qui avait perdu le sens de l’amour d’elle-même – en allant puiser de l’eau en plein midi –, le Seigneur lui dit : « Si tu savais le don de Dieu… l’eau que je te donnerai deviendra en toi source jaillissante en vie éternelle » (Jn 4, 10-14). Le Seigneur lui a redonné le sens de l’amour d’elle-même et de sa dignité, comme à Zachée qui avait honte de lui-même et s’était caché lorsque Jésus passait : « Zachée, descends vite, car il me faut aujourd’hui demeurer chez toi » (Lc 19, 5). Jusqu’à son dernier souffle, le Christ cherche à redonner aux hommes le sens de leur dignité en leur faisant comprendre que quoi qu’ils aient fait, ils demeurent infiniment précieux et aimables aux yeux de Dieu. Au bon larron qui avait perdu sa perdu sa réputation et qui connaissaient l’opprobre aux yeux des hommes le Seigneur a affirmé : « Aujourd’hui, tu seras avec moi dans le Paradis » (Lc 2 », 43). Le Christ nous réapprend donc en premier lieu à nous aimer nous-mêmes.
Aimer son prochain comme soi-même, c’est précisément regarder son prochain comme celui qui, lui aussi, est aimé par Dieu jusqu’à l’excès. Seul celui qui a fait cette expérience de l’amour de Dieu pour lui-même peut aimer son prochain comme lui-même. De fait d’après l’Écriture, c’est bien à partir de l’amour de nous-mêmes en Dieu que nous pouvons aimer nos frères : « Si Dieu nous a ainsi aimés, nous devons, nous aussi, nous aimer les uns les autres » (1 Jn 4, 11). S’aimer d’abord soi-même, ce n’est pas de l’égoïsme, mais chercher à tout vivre à partir de l’amour personnel de Dieu à l’égard de chacun d’entre nous.
Aimer son prochain comme soi-même, c’est en réalité partager avec son prochain le fait d’être aimé par Dieu comme l’unique. C’est donc d’une certaine manière faire surabonder l’amour que Dieu a pour nous-mêmes. La première retombée de ce commandement divin n’est donc pas extérieure à nous, mais elle consiste à être fortifié dans l’amour que nous avons pour nous-même. Si nous le comprenons bien, ce commandement ne nous fait pas disparaître de façon anonyme devant notre prochain, mais à travers notre prochain, il nous fait encore plus découvrir l’amour personnel de Dieu pour nous. Arrêtons-nous sur deux cas extrêmes de l’amour du prochain dans lesquels nous sommes appelés à redécouvrir de façon inattendue cet amour de nous-même. D’une part dans le pardon à l’égard d’un proche qui nous a blessé, puis dans l’aide que nous pouvons porter à une personne démunie.
LE PARDON DE L’OFFENSE ET LA VICTOIRE DE L’AMOUR DE SOI-MÊME
Tout d’abord, dans le cas du pardon à l’égard d’un proche qui nous a blessés, nous pourrions être tenté de penser qu’il faudrait relativiser, voire faire disparaître l’amour que nous nous portons à nous-même. En réalité il n’en est rien. Le pardon relève d’abord d’une victoire de l’amour de Dieu sur notre propre cœur.
Pardonner à notre prochain, ce n’est pas s’anéantir, ni se laisser écraser par lui, mais c’est au contraire faire que notre cœur soit suffisamment grand pour ne pas entrer dans le mécanisme autodestructeur dans lequel notre prochain nous a entraîné.
Ainsi, pardonner implique en premier lieu de redécouvrir l’amour de soi-même. C’est premièrement pour nous que nous devons pardonner. En effet, parfois notre agresseur nous a même oubliés, mais par amour pour nous-même, nous devons nous en libérer et éviter de le réinviter régulièrement au-dedans de nous, en ruminant le mal qu’il nous a fait.
Pour cela, nous devons aller puiser la force auprès de Dieu lui-même. Le pardon relève en effet d’un amour tout puissant et créateur qui fait toutes choses nouvelles et qui est capable de reprendre notre cœur de l’intérieur. Le pardon se réalise d’abord dans notre cœur, seul face à Dieu qui nous fait redécouvrir l’amour de nous-même. Avant d’aller parler à notre prochain et de chercher à nous réconcilier avec lui, il faut demander à Dieu qu’il nous fasse expérimenter à nouveau la grandeur de l’amour qu’il nous porte et qui nous fait dépasser les rabaissements et les injures que nous pouvons encaisser de la part des hommes.
Ce n’est qu’en redécouvrant cet amour créateur et victorieux de Dieu pour nous-même et sur notre propre cœur, que nous pouvons pardonner à notre prochain, et le temps venu aller faire une démarche de réconciliation auprès de lui.
LES PAUVRES SONT NOS MAÎTRES
L’amour pour le prochain n’est pas un rabaissement qui nous ferait oublier l’amour de nous-même. Cela est vrai du pardon qui réclame que notre cœur se fortifie et soit victorieux au-dedans de nous-même. Cela est également vrai lorsque nous venons en aide à une personne dans le besoin. Là aussi, nous pourrions penser que face à un démuni, il faudrait avant toutes choses mettre de côté notre amour propre à l’égard de nous-même afin de nous dévouer à son service. Il est vrai que cette attitude de service exige que nous quittions notre confort et notre petit horizon, mais c’est encore pour un élargissement de nous-même. « Les pauvres sont nos maîtres » disait saint Vincent de Paul. Aider un démuni, ce n’est pas seulement lui fournir des biens matériels de façon anonyme, mais c’est accepter d’apprendre de lui, de le rencontrer, et de percevoir sa dignité personnelle dans le regard de Dieu.
Cette expérience nous renvoie encore à l’amour de Dieu à l’égard de nous-même, et nous fait découvrir combien il dépasse les apparences extérieures dans lesquelles se trouve notre prochain, et dans lesquelles nous pourrions nous trouver nous-même un jour.
L’application de ce commandement Tu aimeras ton prochain comme toi-même, ne consiste pas à s’oublier de façon anonyme devant notre prochain, mais au contraire à redécouvrir combien avec notre prochain nous sommes aimés de façon personnelle et unique par Dieu. Dans le Christ, Dieu veut se servir de tout pour nous faire mieux saisir la profondeur de son amour personnel pour nous. Il se sert aussi bien des personnes qui nous ont blessé au-dedans de nous-même, que des personnes qui sont dans une situation de souffrance extérieure, afin de nous faire saisir combien son amour dépasse notre propre faiblesse.
Les « retombées » de ce commandement divin sont donc premièrement au-dedans de nous-même et consistent à être puissamment fortifié dans l’amour personnel et unique de Dieu pour nous.
Frère Thibault